Du haut de ma machine, je regardais la nudité déborder de toutes parts. Les corps disloqués, fantômes boursouflés, semblaient flotter dans l’atmosphère surchargée de cendre. Des mains, des pieds et puis des têtes aussi pointaient çà et là comme de petits périscopes à la surface des charniers blanchis par la chaux. Cet océan de chair éperdue s’abattait sous les roues de mon engin. Je repoussais machinalement ce flot désincarné jusque dans la profondeur de la terre. Les corps usés par le froid et par la peur des jours précédents s’opposaient dans leur clarté à la noirceur des épaisses fumées qui s’échappaient en tourbillon des immenses cheminées. Des ciels bleus, des ciels gris, des ciels de toutes les couleurs, véritable toile de fond, supportaient de leur immensité cette danse macabre. Les miradors, symbole prodigieux des puissants incapables paranoïaques de ce monde, violaient de leur féroce rigidité, le mince espoir que j’osais garder d’un retour à la normalité. Mes mains accrochées à la machine, sous les vibrations des craquements osseux, se crispaient tant qu’en fin de ces journées mortuaires, je n’arrivais même plus à les détacher de l’appareil. Je devais attendre. Tout autour, en une fraction de seconde, les allées et venues des uns et des autres laissaient place à un silence perturbateur. Suspendu à mon immobilité passagère, je fermais les yeux puis comme par enchantement, les fumées suffocantes disparaissaient à l’arrivée miraculeuse de la brise crépusculaire. Enfin mes mains se vidaient de leur ferraille pour venir se poser sur mon visage cramoisi par les retombées des chairs incinérées de ces hommes, de ces femmes, de ces tout plein d’enfants que j’avais sûrement dû voir se déplacer, déroutés ahuris, dans le périmètre des barbelés. Dans un geste lent je me désincarcérais de la cabine poussiéreuse et atteignais le parterre jonché de cadavres retournés, enroulés, malaxés par le puissant plateau du bulldozer. J’évitais tant bien que mal ces corps déstructurés dont certains, dans un sursaut divin, semblaient vouloir venir jusqu’à moi. J’inventais à ces effets extraordinaires n’importe quelle raison, afin d’échapper à ma frayeur. Que n’aurais je pas imaginé pour que ces danseurs privés de leur souffle cessent de hanter mes jours et mes nuits ! Lors de ces traversées rocambolesques, je me forçais à fixer les visages ouverts au ciel. Ces morts au profil magnifié finirent par être mes morts à moi. J’apprenais à les ranger par deux, par trois, par beaucoup plus aussi, dans les cavités profondes du sol afin de mieux les protéger du volatil carnassier alentour. Ces cheminements quotidiens qui avaient au tout début pris des allures de chemin de croix sans Dieu ni foi, m’avaient amené malgré la pente vertigineuse de l’angoisse à un détachement total de l’événement. Miraculé foudroyé par l’indifférence, je naviguais solitaire pendant un temps au travers du tumulte de la haine et de la mort.
Combien de fois me suis-je perdu dans le flanc de ces
montagnes parfois si hautes, parfois si vastes qui finissent si naturellement
en plaines vagabondes ? Combien de fois me suis-je plongé dans la douce
mer aux sons des cigales nichées dans le secret des criques impénétrables ?
Vous parlerai je de cet océan féroce le long de sa dune qui porte encore la
triste signature de mon pays avec ces blockhaus immuables ? Tant de fois
au risque de ma vie je passerai la barre de vagues qui cache aux non-initiés le
grand large ouvert sur d’autres horizons. Et les lacs, les si beaux lacs, les
bleus, les blancs, les noirs, ceux qui se glissent nonchalamment dans le vert
des glaciers, d’autres, vestiges de l’ancien volcan, d’autres encore plus
discrets qui accueillirent mes premières nages et, les indéfinissables qui
permettent à tous ceux d’entre nous de dépeindre comme bon nous semble ces
masses imposantes. Nous avons les mots, les couleurs, les sons pour leur donner
un peu de notre nom. Ah ! j’oubliais les plateaux ! Immenses plateaux
suspendus au ciel dont certains par leur isolement rappellent ces déserts
lointains qui offrent à celui qui sait les affronter la possibilité de ne plus
penser.